pechehomélie du 22 janvier 2017

Nazareth, c’est nulle part : une bourgade d’une cinquantaine de familles selon les archéologues, à l’écart des grandes routes, un lieu ou un non-lieu qui n’est jamais cité dans la Bible juive.

La cité mérite bien son nom : « cachée » (d’après certains commentaires). « De là peut-il sortir quelque chose de bon ? » demande Nathanaël (Jn 1, 46). Il est clair que pour Jésus, quand l’heure de la mission a sonné, la première chose à faire est de quitter Nazareth.

Mais pour aller où ? Il pourrait retourner au désert. Marc laisse entendre que la mission de Jésus commence au moment où celle de Jean le Baptiste s’achève : il y a bien un relais à prendre. Les foules attendent quelque chose – ou quelqu'un. D’ailleurs Jésus ne s’est pas contenté de recevoir le baptême de Jean ; à son tour il a pratiqué ce rituel baptismal, sinon lui en personne du moins ses premiers disciples ; on le sait par le quatrième évangile (Jn 4, 1-2). En outre il a séjourné au désert. Le récit des tentations l’atteste.

Mais non, il ne prendra pas le chemin du désert. Il fait un choix diamétralement opposé. Il revient en Galilée. Et pas dans un village perdu, mais à Capharnaüm, une cité connue, sur la grande route qui va d’Egypte en Syrie (la via maris), au nord de la province de Galilée, pas loin de la frontière, d’où la présence des percepteurs de taxes, dont Matthieu, et d’une garnison romaine, avec son centurion. Il y a aussi les pécheurs, car la cité est construite au bord du lac de Gennésareth (on a retrouvé la maison de Pierre, ou plutôt la maison de sa belle-mère, à une centaine de mètres du littoral). Il y a surtout beaucoup de va et vient, des quatre points cardinaux, un large horizon que l’on retrouve tout au long des récits évangéliques : au nord Batanée et Traconitide, provinces dirigées depuis Césarée par Philippe, frère d’Hérode, et un peu plus loin Damas et la Syrie ; à l’est la Décapole, dont le pays des Géraséniens, et la Transjordanie ; au sud la Samarie puis la Judée, que l’on peut rejoindre aussi par la vallée du Jourdain ; à l’ouest enfin la côte phénicienne, avec Tyr et Sidon (aujourd’hui le Liban).

Il faut compléter ce panorama géographique par un tour d’horizon socio-politique. La Galilée du premier siècle est un pays bigarré. On l’appelle d’ailleurs le Cercle (Galil), la région des païens, des goyim. Depuis les invasions assyriennes en effet il y a eu des déplacements et des mélanges de population. Une grande activité commerciale accentue ce brassage. Cela donne un judaïsme pas très rigoureux, mal vu de Jérusalem. Mais il y a aussi la présence de pharisiens observants, auxquels Jésus sera sans cesse confronté ; on peut noter que des rabbins célèbres du premier siècle viennent de Galilée. Il faut ajouter un courant de résistance, particulièrement actif en Galilée ; dans les Actes des Apôtres Gamaliel évoque la révolte de Judas le Galiléen qui a eu lieu à l’époque de la naissance de Jésus (Ac 5, 37). Les Galiléens ont la réputation d’être des gens pas commodes.

Par son enfance et ses trente ans de vie cachée, Jésus est de ce pays. Mais il l’est plus encore par le choix qu’il fait, on pourrait dire son choix missionnaire : destination Galilée ! Ce choix sera d’ailleurs confirmé par les anges après la résurrection : « Il vous précède en Galilée. » Cela ne veut pas dire qu’il renonce à la solitude. Au contraire, on le voit régulièrement s’échapper et se retirer à l’écart, le soir tard ou le matin de bonne heure, parfois la nuit. Il ne peut pas vivre sans ces temps de communion avec le Père. Mais justement : chaque fois qu’il s’immerge longuement, silencieusement, dans le mystère du Père, chaque fois qu’il s’unit à sa volonté, il est envoyé et renvoyé, donné et redonné aux foules. Et ceux qu’il appelle – Simon et André, Jacques et Jean, les quatre premiers, puis les Douze, puis les 72, et beaucoup d’autres, et vous et moi – ceux qu’il appelle sont appelés à marcher avec lui, à la rencontre des hommes. Si le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer sa tête, ce n’est pas d’abord une question d’ascèse ou de pauvreté ou de marginalité. C’est un choix missionnaire. Son adresse c’est le chemin. Sa maison c’est la tienne. Si tu veux bien lui ouvrir la porte de ta vie.

L’Église du Christ ne peut pas faire un autre choix que celui de son Seigneur. Elle aussi a comme horizon, symboliquement, la Galilée. Il est important de le souligner, en cette semaine de prière pour l’unité des chrétiens et la réconciliation des Églises. L’unité n’est ni un problème à résoudre entre nous, ni un idéal à promouvoir avec notre imagination et notre énergie. La communion grandit non pas quand nous nous regardons les uns les autres, mais quand nous regardons ensemble le Seigneur, à l’écoute de sa Parole, et quand nous regardons ensemble le monde, à l’écoute de ses appels et de ses attentes. Le corps du Christ est-il divisé, demande saint Paul ? Hélas oui. L’unité est à la fois une conversion à vivre et une grâce à accueillir. Une double conversion. D’abord un retour radical au Christ, l’unique Seigneur. Nous ne sommes les disciples ni de Luther ni de saint Pie V, ni de Jean Paul II ni de François. Nous sommes et nous voulons être les serviteurs et les amis de celui qui nous a aimés et s’est livré pour nous, Jésus le Christ, tel que les apôtres l’ont connu et aimé, tel qu’ils nous l’ont fait connaître et aimer. Et inséparablement une conversion pour sortir du club, d’un « entre nous » rassurant et inopérant. Oser parcourir notre Galilée, ce monde qui est le nôtre, non pour le critiquer et se lamenter, mais pour partager « la joie et l’espoir, la souffance et l’angoisse des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent » (comme dit Vatican II), et leur offrir en retour la grâce du Christ, pour que dans le pays de l’ombre resplendisse une lumière.