VENDREDI SAINT : la grâce d'aimer

En relisant la passion selon saint Jean, on constate que le disciple bien-aimé insiste sur la liberté du Christ, une liberté souveraine. Il n’est pas le jouet des événements, il ne vit pas une sorte de fatalité. Il va au-devant de la mort, il le sait, il le veut. En disant « c’est moi, Je Suis », il prononce le Nom divin. C’est Dieu en personne qui est là, dans une faiblesse impensable, une vulnérabilité incommensurable, mais d’autant plus présent. Non pas pris mais donné. Livré. Devant cette autorité ceux qui viennent l’arrêter sont renversés (au sens propre et au sens figuré). En face de ses questions et de ses réponses tranchantes come le glaive, Anne, Caïphe, Pilate semblent balbutier. Sa royauté n’est pas de ce monde mais quiconque se laisse saisir par la vérité écoute sa voix et entend son appel. Il l’avait dit : « élevé de terre j’attirerai à moi tous les hommes ». Sa couronne d’épines est une torture odieuse mais elle demeure un couronnement, couronne glorieuse d’un amour royal. En effet, « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout » (Jn 13). Ce qu’il avait dit la veille au soir à ses disciples, il peut se le dire à lui-même, en ce vendredi qui fut le jour le plus court du monde, les ténèbres ensevelissant tout dès le milieu du jour (Lc 23, 44) : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15). Paul l’a compris, ou plutôt il en a fait l’expérience : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi » (Gal 2, 20). 

La Passion du Seigneur, le sacrifice de l’Agneau véritable, le mystère de la croix, tout cela est incompréhensible si on ne voit pas que du début à la fin, et du plus intérieur au plus anecdotique, tout cela est une histoire d’amour, l’histoire même de l’Amour divin, qui s’est fait chair, qui a pris corps et visage, qui a aimé à en mourir. S’il est vrai que le Verbe s’est fait chair, il est vrai aussi qu’en son humanité crucifiée le Christ s’est fait Cri. « J’ai soif » est le cri de l’amour, à la fois affirmation, « Je t’aime » irrépressible, et appel lancinant : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » (Jn 21). Si le Jeudi saint, Mystère de la foi, nous appelle à croire, le Vendredi saint nous appelle à aimer.

Aimer sous le signe du don. C’est-à-dire sous le signe de la Croix. « Ma vie personne ne la prend, c’est moi qui la donne ». La veille de sa passion, il a tout donné d’avance : « mon Corps livré, mon Sang versé », c’est tout son être, toute sa vie, tout lui-même. Il va encore donner sa Mère : voici ton fils. Il va enfin donner son esprit, en le remettant au Père. L’amour réel est autre chose que ce que nous appelons trop vite et trop facilement amour : amour de bas étage plus ou moins enlisé dans le désir, l’émotion, la passion, les grands sentiments, les bonnes intentions sans effet, le besoin affectif. L’amour réel coûte quelque chose – ce qui ne veut pas dire qu’il est douloureux, bien qu’il le soit parfois, encore moins qu’il est triste ! Aimer pour de vrai, aimer à la suite de Jésus, aimer selon le cœur de Jésus, est toujours sacrificiel. Je ne peux pas aimer sans donner, et je ne peux pas donner sans perdre. Même si cette perte est une bénédiction, une fécondité, une offrande heureuse – car « Dieu aime qui donne avec joie » (2Co 9, 7). Ma vraie richesse n’est pas tout ce que je possède, tout ce que j’ai gagné, tout ce que j’ai entassé. Mais tout ce que j’ai donné. Tout ce que je donne. Ou encore, plus exactement, à travers tout ce que je donne, le plus précieux est ce don premier et dernier, qui est, à son école, à son image, le don de moi-même.