Souvenez-vous du Salve Regina… Salut, ô Reine, Mère de Miséricorde, notre vie, notre douceur et notre espérance, salut. Vers toi nous élevons nos cris, pauvres exilés, malheurux enfants d'Ève. Vers toi nous soupirons, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes. De grâce, donc, ô notre Avocate, tourne vers nous tes regards miséricordieux. Et, après cet exil, montre-nous Jésus, le fruit de tes entrailles, ô clémente, ô miséricordieuse, ô douce Vierge Marie. 

On proteste parfois contre l’expression Vallée de larmes, en y voyant du dolorisme et du défaitisme. C’est sûr, cela heurte une sorte d’euphorie, le rêve d’une vie heureuse, « cool », dans l’esprit de 68. À cela, d’autres répondront : inconscients, vous vivez sur un petit nuage, vous ne voyez pas que l’histoire du monde est dramatique ? Éternel débat entre optimistes et pessimistes, réglé par l’écrivain Georges Bernanos : Le pessimiste et l’optimiste s’accordent à ne pas voir les choses telles qu’elles sont. L’optimiste est un imbécile heureux, le pessimiste, un imbécile malheureux.

Saint Paul assume les deux, la joie et la tristesse : Soyez joyeux avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent (Ro 12, 15). C’est la vérité de notre condition humaine. La vie n’est ni un cauchemar ni un rêve. C’est aussi la vérité de notre condition spirituelle : une joie profonde nous est déjà donnée, que rien ni personne ne pourra nous arracher (Jn 16, 22) ; mais le temps de l’épreuve n’est pas fini : dans le monde vous avez à souffrir ; mais courage ! Je suis vainqueur du monde (Jn 16, 33).

Oui, il y a un dolorisme maladif et malsain, qui insiste lourdement sur nos malheurs et sur les malheurs des autres ; c’est une spirale victimaire et désespérante. Mais les larmes existent parce que la douleur existe, avec ses multiples visages : douleur physique, douleur psychique, douleur relationnelle (il y a tant de souffrances dans les relations humaines), douleur spirituelle (ce qu’on appelle la nuit de la foi). Il y a une façon d’éviter la réalité qui est finalement une façon d’éviter la charité, que ce soit par l’indifférence et l’insensibilité, ou bien par la résignation (cette fausse spiritualité trop prêchée jadis), ou encore par le stoïcisme, qui est un orgueil : il faut rester de marbre, et serrer les dents.

Mettons-nous plutôt à l’école du Christ, et recueillons avec respect et adoration les larmes de Jésus, notre Sauveur. Il pleure devant le sépulcre de son ami Lazare (Jn 12), ou, plus exactement, au milieu des gens qui pleurent (claïô), il verse des larmes (dakryô) ; on peut noter la nuance. Il pleure aussi sur Jérusalem (Lc 19, 41-42), menacée de destruction en raison de son endurcissement. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un deuil : une communion mise en échec. C’est déjà la détresse de Gethsemani, quand Jésus se dit littéralement « enveloppé de tristesse » (périlypos) : mon âme est triste à mourir (Mt 26, 38). Pour l’auteur de la lettre aux Hébreux, le salut du monde se joue dans la grande offrande et la grande supplication de la croix, avec un grand cri et des larmes (He 5, 7).

Dès le grand enseignement inaugural sur la montagne, on entend la béatitude des larmes : Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés (Mt 5, 4). La formule semble paradoxale. Mais les béatitudes sont dans la réponse de Dieu, chaque fois introduite par la préposition « car ». Oui, il faut la désolation pour connaître la consolation. C’est l’expérience du voyant de l’Apocalypse, devant le livre des secrets de Dieu, que personne ne peut déchiffrer : je pleurais beaucoup, parce que personne n’avait été trouvé digne d’ouvrir le livre ; mais l’un des Anciens me dit : ne pleure pas, il a remporté la victoire, il ouvrira le livre (Ap 5, 4-5). Bienheureuses larmes du désir !

Dans le texte des béatitudes, le verbe pleurer appartient au vocabulaire du deuil et des lamentations. On comprend alors que la joie promise est la résurrection, à la fois donnée et désirée. Cela rejoint les promesses de l’Apocalypse : l’Agneau sera leur pasteur et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux (Ap 7, 17) ; il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus (Ap 21, 4). C’était déjà la vision du prophète : Dieu fera disparaître le voile de deuil qui enveloppe tous les peuples, il essuiera les larmes sur tous les visages (Is 25, 7-8).

Attention ! il y a des larmes qui ne peuvent pas être consolées, car elles ne viennent pas d’une désolation, mais d’un esprit de destruction : larmes de rage, larmes de désespoir, larmes de colère ou de haine ; ces larmes-là, il faut plutôt les exorciser ! Ensuite on pourra soigner la blessure qui bien souvent est à l’origine de cet endurcissement du cœur.

Dans nos désolations, permettons au Christ de nous consoler – par l’onction de l’Esprit Consolateur. Comme à la veuve de Naïm en deuil de son fils unique, il nous dit « ne pleure pas » (Lc 7, 13) ; comme aux gens éplorés dans la maison de Jaïre, où vient de mourir sa fille de douze ans, il nous dit : « ne pleurez pas » (Lc 8, 52). 

La consolation du Seigneur est une triple consolation. Premièrement, il souffre avec moi ; je ne suis pas seul, il est avec moi tous les jours, y compris les jours mauvais. Deuxièmement, il souffre pour moi ; il a épousé notre condition humaine douloureuse et sa croix est source de toute grâce. Troisièmement, si je veux bien, il souffre en moi ; c’est-à-dire que mes larmes, humblement offertes et unies aux siennes, peuvent devenir une participation au salut, pour son corps, qui est l’Église (Col 1, 24). 

Ainsi, dans la pire des situations, nous sommes enveloppés de la tendresse compatissante de notre Sauveur. Ne faut-il pas lui permettre de nous associer à cette tendresse miséricordieuse pour nos frères ? Si nous faisons l’expérience de la consolation, nous pouvons devenir à notre tour consolateurs. Au premier chapitre de la deuxième lettre aux Corinthiens, l’Apôtre s’émerveille, au milieu des épreuves, de ce réconfort mutuel, que l’on reçoit et que l’on donne (réconfort ou consolation, traduction du mot grec paraclèsis, d’où vient aussi  le nom de l’Esprit Saint, le Paraclet).

Il faut cependant signaler un autre point d’attention ! La compassion auprès de frères et sœurs en souffrance n’est pas une empathie seulement psychologique, encore moins une contagion émotionnelle, qui n’ont pour résultat que de faire un malheureux de plus ! On sait l’ambiguïté de ces rôles attitrés, où l’un est la victime et l’autre le sauveur, dans un cercle fatal où chacun a besoin de l’autre pour exister. La vraie compassion n’est pas de prendre sur soi, mais de prendre à cœur : c’est le sens du mot miséricorde. C’est surtout aimer, écouter, encourager à partir du Cœur de Jésus : ce n’est pas moi le Sauveur, c’est Lui ! Mais je peux être son témoin, et parfois son instrument.