onctionENSEIGNEMENTS DU PÈRE BANDELIER AU PÉLERINAGE DE SAINT MATHURIN DE LARCHANT, 5 ET 6 JUIN 2022.

> Un clic sur l'image permet d'éditer ce document au format PDF.

Les larmes, on n’en parle pas souvent. Pourtant c’est si important dans la vie : mes larmes, et les larmes de ceux que j’aime, et les larmes de tous ceux qui souffrent. Et c’est si important dans la Bible. Dans le Nouveau Testament on parle 90 fois des larmes ou des synonymes : pleurs, lamentations, affliction… 

"J'ai vu tes larmes." Ce verset biblique (2 Rois 20, 5b) sert d’entête pour ce pèlerinage. Pour commencer, je trouve intéressant d’évoquer le contexte de cette parole de Dieu. Il s’agit du roi Ézéchias : enfin un roi fidèle à Dieu, après une série de rois infidèles et idolâtres. Il entreprend une grande réforme religieuse, racontée dans le deuxième livre des Rois au chapitre 18. Il supprime les lieux sacrés et brise les idoles. Pendant ce temps les Assyriens sont de plus en plus menaçants. Ils ont pris la Samarie et assiègent Jérusalem. Le roi Sennachérib envoie des messagers pour démoraliser le peuple. Ézéchias reçoit une lettre qui lui demande de se rendre. Il va prier au temple et présente la lettre au Seigneur. Alors le prophète Isaïe annonce que l’ennemi va faire demi-tour, contre toute attente (ce que l’histoire confirme). Dans ce contexte, que le roi tombe gravement malade est vraiment inattendu. Le récit nous fait entendre les deux annonces contraires du prophète. Il confirme d’abord : « Tu vas mourir. » Mais au moment où il sort du palais royal, le Seigneur le fait retourner chez Ézéchias pour lui dire : « Je vais te guérir ». Entre les deux, il y a les larmes du roi, prière sans paroles.


Souvenez-vous du Salve Regina… Salut, ô Reine, Mère de Miséricorde, notre vie, notre douceur et notre espérance, salut. Vers toi nous élevons nos cris, pauvres exilés, malheurux enfants d'Ève. Vers toi nous soupirons, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes. De grâce, donc, ô notre Avocate, tourne vers nous tes regards miséricordieux. Et, après cet exil, montre-nous Jésus, le fruit de tes entrailles, ô clémente, ô miséricordieuse, ô douce Vierge Marie. 

On proteste parfois contre l’expression Vallée de larmes, en y voyant du dolorisme et du défaitisme. C’est sûr, cela heurte une sorte d’euphorie, le rêve d’une vie heureuse, « cool », dans l’esprit de 68. À cela, d’autres répondront : inconscients, vous vivez sur un petit nuage, vous ne voyez pas que l’histoire du monde est dramatique ? Éternel débat entre optimistes et pessimistes, réglé par l’écrivain Georges Bernanos : Le pessimiste et l’optimiste s’accordent à ne pas voir les choses telles qu’elles sont. L’optimiste est un imbécile heureux, le pessimiste, un imbécile malheureux.

Saint Paul assume les deux, la joie et la tristesse : Soyez joyeux avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent (Ro 12, 15). C’est la vérité de notre condition humaine. La vie n’est ni un cauchemar ni un rêve. C’est aussi la vérité de notre condition spirituelle : une joie profonde nous est déjà donnée, que rien ni personne ne pourra nous arracher (Jn 16, 22) ; mais le temps de l’épreuve n’est pas fini : dans le monde vous avez à souffrir ; mais courage ! Je suis vainqueur du monde (Jn 16, 33).

Oui, il y a un dolorisme maladif et malsain, qui insiste lourdement sur nos malheurs et sur les malheurs des autres ; c’est une spirale victimaire et désespérante. Mais les larmes existent parce que la douleur existe, avec ses multiples visages : douleur physique, douleur psychique, douleur relationnelle (il y a tant de souffrances dans les relations humaines), douleur spirituelle (ce qu’on appelle la nuit de la foi). Il y a une façon d’éviter la réalité qui est finalement une façon d’éviter la charité, que ce soit par l’indifférence et l’insensibilité, ou bien par la résignation (cette fausse spiritualité trop prêchée jadis), ou encore par le stoïcisme, qui est un orgueil : il faut rester de marbre, et serrer les dents.

Mettons-nous plutôt à l’école du Christ, et recueillons avec respect et adoration les larmes de Jésus, notre Sauveur. Il pleure devant le sépulcre de son ami Lazare (Jn 12), ou, plus exactement, au milieu des gens qui pleurent (claïô), il verse des larmes (dakryô) ; on peut noter la nuance. Il pleure aussi sur Jérusalem (Lc 19, 41-42), menacée de destruction en raison de son endurcissement. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un deuil : une communion mise en échec. C’est déjà la détresse de Gethsemani, quand Jésus se dit littéralement « enveloppé de tristesse » (périlypos) : mon âme est triste à mourir (Mt 26, 38). Pour l’auteur de la lettre aux Hébreux, le salut du monde se joue dans la grande offrande et la grande supplication de la croix, avec un grand cri et des larmes (He 5, 7).

Dès le grand enseignement inaugural sur la montagne, on entend la béatitude des larmes : Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés (Mt 5, 4). La formule semble paradoxale. Mais les béatitudes sont dans la réponse de Dieu, chaque fois introduite par la préposition « car ». Oui, il faut la désolation pour connaître la consolation. C’est l’expérience du voyant de l’Apocalypse, devant le livre des secrets de Dieu, que personne ne peut déchiffrer : je pleurais beaucoup, parce que personne n’avait été trouvé digne d’ouvrir le livre ; mais l’un des Anciens me dit : ne pleure pas, il a remporté la victoire, il ouvrira le livre (Ap 5, 4-5). Bienheureuses larmes du désir !

Dans le texte des béatitudes, le verbe pleurer appartient au vocabulaire du deuil et des lamentations. On comprend alors que la joie promise est la résurrection, à la fois donnée et désirée. Cela rejoint les promesses de l’Apocalypse : l’Agneau sera leur pasteur et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux (Ap 7, 17) ; il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus (Ap 21, 4). C’était déjà la vision du prophète : Dieu fera disparaître le voile de deuil qui enveloppe tous les peuples, il essuiera les larmes sur tous les visages (Is 25, 7-8).

Attention ! il y a des larmes qui ne peuvent pas être consolées, car elles ne viennent pas d’une désolation, mais d’un esprit de destruction : larmes de rage, larmes de désespoir, larmes de colère ou de haine ; ces larmes-là, il faut plutôt les exorciser ! Ensuite on pourra soigner la blessure qui bien souvent est à l’origine de cet endurcissement du cœur.

Dans nos désolations, permettons au Christ de nous consoler – par l’onction de l’Esprit Consolateur. Comme à la veuve de Naïm en deuil de son fils unique, il nous dit « ne pleure pas » (Lc 7, 13) ; comme aux gens éplorés dans la maison de Jaïre, où vient de mourir sa fille de douze ans, il nous dit : « ne pleurez pas » (Lc 8, 52). 

La consolation du Seigneur est une triple consolation. Premièrement, il souffre avec moi ; je ne suis pas seul, il est avec moi tous les jours, y compris les jours mauvais. Deuxièmement, il souffre pour moi ; il a épousé notre condition humaine douloureuse et sa croix est source de toute grâce. Troisièmement, si je veux bien, il souffre en moi ; c’est-à-dire que mes larmes, humblement offertes et unies aux siennes, peuvent devenir une participation au salut, pour son corps, qui est l’Église (Col 1, 24). 

Ainsi, dans la pire des situations, nous sommes enveloppés de la tendresse compatissante de notre Sauveur. Ne faut-il pas lui permettre de nous associer à cette tendresse miséricordieuse pour nos frères ? Si nous faisons l’expérience de la consolation, nous pouvons devenir à notre tour consolateurs. Au premier chapitre de la deuxième lettre aux Corinthiens, l’Apôtre s’émerveille, au milieu des épreuves, de ce réconfort mutuel, que l’on reçoit et que l’on donne (réconfort ou consolation, traduction du mot grec paraclèsis, d’où vient aussi  le nom de l’Esprit Saint, le Paraclet).

Il faut cependant signaler un autre point d’attention ! La compassion auprès de frères et sœurs en souffrance n’est pas une empathie seulement psychologique, encore moins une contagion émotionnelle, qui n’ont pour résultat que de faire un malheureux de plus ! On sait l’ambiguïté de ces rôles attitrés, où l’un est la victime et l’autre le sauveur, dans un cercle fatal où chacun a besoin de l’autre pour exister. La vraie compassion n’est pas de prendre sur soi, mais de prendre à cœur : c’est le sens du mot miséricorde. C’est surtout aimer, écouter, encourager à partir du Cœur de Jésus : ce n’est pas moi le Sauveur, c’est Lui ! Mais je peux être son témoin, et parfois son instrument.


Oui, il y a des larmes de désolation, et elles attendent le Consolateur. Mais il ne faut pas oublier les larmes de bonheur ! Il faut même en avoir des tonnes en réserve, car le monde qui vient va être dur, semble-t-il.

Ces larmes bienheureuses sont inattendues, elles sont données gratuitement, elles viennent de plus loin que nous. En général, elles sont liées à une expérience intense, un moment de grâce. C’est par exemple un rendez-vous avec la vérité : après des années de recherche, de doute, de questionnement, une réponse vous est donnée, une révélation vous éblouit. Ou un rendez-vous avec la beauté. Je n’oublie pas le saisissement du père Paul Baudiquey, passionné de Rembrandt, commentant à la télévision le célèbre et immense tableau du retour du Fils prodigue, au musée de St Pétersbourg : il en pleurait ! Ou un rendez-vous avec la tendresse, comme des parents à la naissance d’un enfant. Ou la joie des retrouvailles, après une trop longue absence. Sans oublier les larmes d’adoration ou de reconnaissance…

Blaise Pascal, saisi une certaine nuit par la présence du Christ ressuscité, écrit quelques mots, qu’on appelle le mémorial. Il va plier ce petit papier et le coudre dans l’ourlet de son pourpoint, ce sera inoubliable : « Feu… certitude, sentiment, paix, joie, Dieu de Jésus Christ… Joie, joie, joie, pleurs de joie… »

« Le don des larmes » est un don du Saint Esprit, il est peu enseigné et peu répandu, mais il est inscrit dans la tradition spirituelle de l’Église. On retrouve ici la différence entre pleurer et verser des larmes Les larmes de l’Esprit Saint viennent du cœur et coulent au bord des yeux.

Cela me fait penser au récit de l’ange musicien, dans les Fioretti (traditions populaires sur saint François d’Assise). Comme saint François était très affaibli, et qu’il voulait réconforter le corps par la nourriture spirituelle des âmes, il commença à penser à la gloire sans mesure et à la joie des bienheureux de la vie éternelle ; et là-dessus il commença à prier Dieu, qu’il lui concédât la grâce de goûter un peu de cette joie. Il vit tout à coup un Ange d’une très grande splendeur, qui tenait de la main gauche une viole et de la droite l’archet. L’ange passa une fois l’archet sur la viole ; aussitôt une suave mélodie enivra de douceur l’âme de saint François et la fit défaillir, en l’arrachant à toute sensation corporelle, au point que, selon ce qu’il raconta ensuite à ses compagnons, il lui semblait que, si l’ange avait tiré l’archet vers le bas, son âme, par cette intolérable douceur, se serait séparée de son corps.

Oui, il y a une sorte de déchirement, en raison d’un écart trop grand : quelque chose de céleste vient habiter notre argile terrestre, au-delà des pensées intérieures et des sensations extérieures. C’est comme une anticipation de l’émerveillement éternel, le pressentiment de la pure Joie trinitaire. En effet, nous lui serons semblables, car nous le verrons tel qu’il est (1Jn 3, 2). Cette joie surnaturelle, je l’imagine volontiers brillant dans les yeux des bergers, instruits par les anges, venus à la crèche et contemplant l’Enfant. Je l’imagine aussi battant dans le cœur de Marie Madeleine, le matin de Pâques : « Rabbouni » (mon maître ! Jn 20, 16), avec le geste spontané de s’élancer pour lui prendre les pieds ou les genoux, non pour l’attacher à soi, mais pour s’attacher à Lui (cf. Mt 28, 9).

Mais c’est aussi (ou cela devrait être) la joie de n’importe quel fidèle, devant les deux « épiphanies » du Ressuscité, ces deux « visitations » de la Gloire. La première : la Parole de Dieu, dans ces moments de grâce où le Seigneur me parle et s’adresse à moi personnellement. Un verset de l’Écriture, un événement qui devient pour moi un appel ou une réponse, une parole intérieure… « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute. »

La deuxième : le saint Sacrement de la Présence, l’Eucharistie célébrée et adorée. Oui, Dieu est là, en personne, à portée de la main, à portée de regard. Hélas, on s’y accoutume, on y croit à moitié, on efface les signes de l’adoration. « Est-ce que tu te rends compte ? C’est le Seigneur ! »


Ces larmes « salutaires », au sens fort du mot, nous font penser à la pécheresse qui pleure aux pieds de Jésus, dans la maison de Simon, le pharisien (Lc 7, 36-50). Faut-il l’identifier avec Marie de Magdala, qui est citée quelques versets plus loin (8, 2), parmi les femmes disciples qui accompagnent Jésus et l’assistent de leurs ressources ? Et même avec Marie de Béthanie, la sœur de Lazare, qui répète – ou recopie ? – le geste de l’onction avant la passion (Jn 12, 3) ? Je n’entrerai pas dans ce débat, les avis sont partagés. Je propose de lire ce récit pour lui-même, de l’écouter et de regarder la scène. Un récit plus énigmatique que le résumé qu’on en fait habituellement. 

La traduction liturgique dit : une femme de la ville, une pécheresse. Mais Luc a écrit l’inverse : une femme, une pécheresse de la ville. Cela en dit long sur sa réputation… Notons que cette femme ne connaît pas Jésus, elle en a seulement entendu parler. Jésus, de son côté, ne lui a rien dit et ne lui a rien fait. Tout se passe en silence, tout se passe à l’intérieur, pour lui comme pour elle. Pour elle, c’est bien un aveu, une « confession » – mais, en même temps, c’est déjà une action de grâce. Du côté de Jésus, c’est bien un pardon : il accueille la pécheresse – et, en même temps, cette rencontre se prolonge, c’est une communion qui dure, comme en témoignent les verbes à l’imparfait : elle essuyait ses pieds avec ses cheveux, elle les couvrait de baisers, elle répandait sur eux le parfum… Il ne faut surtout pas renverser l’ordre du récit, en traduisant le verset 47 : ses péchés sont pardonnés parce qu’elle a beaucoup aimé. Il faut comprendre : elle est pardonnée, puisqu’elle a montré beaucoup d’amour. Car celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour.

Il y a aussi les larmes de Simon Pierre, après son triple reniement. Au chant du coq, c’est-à-dire au lever du jour, Pierre, pour la troisième fois, dit qu’il ne connaît pas Jésus – au moment même où Jésus traverse la cour, car après les débats nocturnes on l’emmène au Sanhédrin, qui ne peut se réunir qu’en plein jour. Leurs regards se croisent… Misère et miséricorde. Pierre pleure amèrement, nous disent Matthieu et Luc (pikrôs). On peut noter que sa « pénitence » va être longue. Il sera finalement consolé par le triple « m’aimes-tu ? sois le berger de mes agneaux » (Jn 21). Jésus réveille la tristesse du péché, mais c’est pour la guérir… 

Il y a bien des raisons de regretter ses péchés : la honte, la déception, la peur du jugement (de Dieu ou des autres), la colère contre soi-même, la répétition qui sous-entend une faiblesse, ou un lien, voire une addiction. On peut ajouter cette réaction courante, qui est le reproche à soi-même : tu n’es pas fidèle à tes principes, tu n’es pas à la hauteur de ton idéal !

Mais la bonne raison du repentir, la vraie, est ailleurs. C’est ce qui faisait pleurer saint François d’Assise, de ville en ville : « L’amour n’est pas aimé ». Un jour, le saint curé d’Ars sort du confessionnal, en même temps qu’un pénitent. Ce dernier le voit pleurer : « Vous pleurez, monsieur le curé ? – Je pleure de ce que vous ne pleurez pas ». Cela rejoint la réflexion de Léon Bloy : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de ne pas être des saints ».

Nous ne sommes pas assez conscients de ce que c’est que le péché, du coup notre repentir relève des bonnes manières, plus que du cœur brisé et broyé ; de la rectification de l’agir plus que de la sanctification de l’être. Nous devrions demander la grâce de la contrition parfaite (même si l’imparfaite suffit pour être pardonné). « Plaise à sa majesté que nous ne redoutions que ce qu’il convient de redouter, en nous persuadant qu’un seul péché véniel peut engendrer plus de mal que l’enfer tout entier, ce qui est la pure vérité » (Thérèse d’Avila, Vie, ch. 25).

Avec constance et avec insistance, c’est ce que Marie demande dans toutes ses apparitions : Pénitence ! Pénitence comme sacrement et comme pratique pénitentielle, mais surtout comme conversion. Il en va de notre salut et du salut du monde – y compris son salut historique, car des cœurs mauvais font un monde mauvais. 

Pour les Pères de l’Église, le baptême des larmes rétablit la grâce du baptême d’eau et d’Esprit Saint. Ainsi les larmes amères du pécheur deviennent les larmes bienheureuses du pardonné.

P. Alain Bandelier, juin 2022