copacabana
Parler du Christ Roi à des citoyens français ce n’est pas évident. Puis-je dire que Jésus le Christ est Roi, le Roi de mes pensées et de ma vie, le Roi de toutes les nations, le Roi de l’Univers ?

Nous avons une relation paradoxale à la royauté. D’un côté nous l’avons supprimée, physiquement, en coupant la tête de Louis Capet, et symboliquement en proclamant comme unique et absolue souveraineté la volonté du peuple. Ce qui conduit directement en 1968 à l’interdiction d’interdire et aujourd’hui à la réclamation par chacun de tous les droits possibles et imaginables. Comme le droit à l’enfant : puisqu’un homme et une femme peuvent avoir des enfants, pourquoi deux femmes n’auraient pas le droit d’en avoir et de faire des enfants orphelins de père ? On connaît l’étape suivante, inéluctable, même si les autorités politiques et éthiques jurent le contraire : ce sera des enfants sans mère, ou plutôt arrachés à leur mère après neuf mois de location d’utérus par un couple d'hommes. S’il n’y a plus de roi, chacun est roi, tout le monde fait la loi – enfin pas vraiment tout le monde : certains sont plus égaux que d’autres et c’est la loi du plus fort, du plus malin, du plus riche, du plus médiatique. Nous sommes donc libertaires. Y compris dans le monde catho. Il n’y a pas longtemps j’ai entendu une paroissienne s’inquiéter de la « domination » ou souveraineté que doit exercer le Fils de l’Homme selon le prophète Daniel (première lecture). Instinctivement nous revendiquons notre indépendance. Même devant Dieu. Pourtant nous proclamons la Seigneurie du Christ chaque fois que nous disons Seigneur ! Oui, nous sommes libertaires et réfractaires à l’autorité. Mais en même temps nous avons la nostalgie de l’ancien monde, de sa grandeur et de sa noblesse, de sa solennité et de sa stabilité. Nos présidents eux-mêmes ont parfois des attitudes royales pour ne pas dire impériales. Inversement le soir où le président Giscard s’adressa aux Français en pull-over, il choqua beaucoup les téléspectateurs. Depuis, il est vrai, nous avons eu d’autres occasions d’être choqués.

Vous me direz que mes commentaires, un peu ironiques je le reconnais, sont loin de l’évangile. Ils tournent pourtant autour d’une question qui est au cœur du dialogue entre Jésus et Ponce-Pilate. Pilate fait tout ce qu’il peut pour que Jésus dise « Je suis Roi » – et signe ainsi sa condamnation à mort, car il y a un seul roi pour les Romains, c’est César, l’Empereur. D’ailleurs les chefs des prêtres, un peu plus loin dans le récit de la passion, exprimeront leur servilité et leur reniement de la Loi de Dieu en disant « nous n’avons pas d’autre roi que César ». Or si vous avez bien suivi le dialogue, vous constatez que Jésus prend soin de ne pas se déclarer roi. À la question « es-tu le roi des juifs ? » il répond par une autre question : « dis-tu cela de toi-même ? » À la conclusion « donc tu es roi » il renvoie la balle : « tu le dis toi-même. » Ce n’est pas un jeu de cache-cache. C’est un enjeu, fondamental : « Ma royauté (ou mon Royaume, ou mon règne, le mot grec basileïa a ces trois sens) n’est pas de ce monde. » On comprend souvent cette phrase de travers, comme si le Christ et ses fidèles étaient d’un autre monde. Non, le règne du Christ est bel et bien en ce monde, mais il n’est pas issu de ce monde (préposition ék en grec), il vient d’ailleurs, « des nuées du ciel » pour parler comme l’apocalypse de Daniel. Comme son Maître, le disciple non plus n’est pas du monde, otage du monde, produit du monde (Jn 15, 19). L’autorité du Messie ne vient pas d’une victoire électorale, d’une stratégie de séduction, d’une démagogie multipliant les belles promesses, d’une publicité efficace, d’une spéculation sur les peurs pour apparaître comme le sauveur etc. – ce sont trop souvent les ficelles du pouvoir selon le monde, même s’il y a des grands hommes capables de créer un sursaut national, de promettre du sang et des larmes, de se consacrer de façon désintéressée et passionnée au bien commun en donnant priorité aux faibles et aux pauvres…  

En son humanité crucifiée et ressuscitée, Jésus incarne en ce monde l’Amour éternel, il est « le témoin fidèle, le prince des rois de la terre, l’Alpha et l’Oméga, le Souverain de l’univers » (Ap 1, 5-8). Et c’est en son humanité qu’il reçoit du Père une autorité royale universelle. « Élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12, 32). Mais concrètement, son règne en moi et dans le monde présent dépend de la façon dont j’entre, dont nous entrons dans sa Seigneurie, sa souveraineté, son Règne : un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout ? La fête du Christ Roi est l’occasion pour chacun de nous de vérifier ce qui règne dans nos pensées, dans nos projets, dans nos actions et réactions quotidiennes. Je peux en effet me prosterner à deux genoux devant le Seigneur (ce qui hélas ne se fait plus beaucoup, à croire que tout le monde souffre d’arthrite aigüe !) et en même temps rendre hommage et faire acte de soumission à toutes sortes d’idoles et de pouvoirs, dont celui de Satan, sans oublier l’ennemi le plus ordinaire et le plus redoutable, qui est le vieil homme en moi, ce pécheur insoumis qui fait de l’ombre au bel et pur enfant de Dieu né en moi le jour de mon baptême. Oui, parce que nous sommes nés de la vérité, nous avons la grâce d’entendre sa voix et d’écouter sa parole. La traduction liturgique dit « quiconque appartient à la vérité ». Ce n’est pas faux, mais on perd une symétrie puissante et parlante. Le texte commence par une négation : la royauté que le Christ instaure et qu’il nous propose de partager avec lui ne vient pas du monde. On finit par une affirmation : elle vient de la vérité. Pilate va ajouter au verset suivant cette fin de non-recevoir, cette démission intellectuelle, cette question qui n’attend pas de réponse, ce « Bof ! » qui habite tant de cœurs aujourd’hui : « Qu’est-ce que la vérité ? » Mais la vérité n’est pas quelque chose, elle est quelqu'un, le Christ notre Roi bien-aimé. Frères et sœurs, réjouissons-nous de l’avoir rencontré, ou plutôt d’avoir eu la grâce qu’il vienne à notre rencontre. Ne cachons pas cette vérité de la rencontre sous les voiles du doute ou d'un faux respect des autres. Les respecter c’est les croire dignes de cette grâce autant et plus que nous ! Ne tombons pas dans le piège de la fausse humilité ou dans l’intimidation d’un monde qui prend toute conviction pour une agression. C’est vrai, nous n’avons pas la vérité. Mais elle nous a eus. Et c’est un bonheur ! Gloire à Dieu !