tentation
La triple tentation du Christ dans le désert est une scène inaugurale et solennelle. Elle met d’entrée de jeu cartes sur table. L’Évangile en effet n’est pas de la littérature

– littérature pieuse, édifiante, poétique, politique ou autre, au goût de chacun. C’est l’irruption de l’éternité dans le temps, de la lumière dans les ténèbres, de la tendresse de Dieu dans la dureté du monde. Le conflit est inévitable. La réponse n’est pas le pacifisme spirituel, démissionnaire et mensonger, du genre « tout le monde il est gentil » ou « Dieu ne juge personne ». Non, c’est la guerre. Y compris dans notre propre cœur, qui n’est pas encore pleinement évangélisé, c’est-à-dire converti en pur amour.

Pour Jésus c’est différent. Sa divine innocence le met à l’abri de toute complicité avec le Mal. En revanche elle l’expose plus que personne au déchainement des puissances infernales. Si, comme son nom l’indique, il est le Dieu sauveur (Yeshouah), il faut le réduire à l’impuissance. Quand il descend dans les eaux du Jourdain il est comme baptisé dans le péché du monde pour baptiser en retour l’humanité dans la grâce. Cette décision fondamentale, cette consécration, est ratifiée aussitôt par le Père : « Tu es mon Fils bien-aimé ». Le Diable a compris. Dès que Jésus s’engage dans le silence et la solitude du désert, il enchaîne : « Si tu es Fils de Dieu… » 

L’ordre des tentations selon saint Luc est logique. Il s’agit successivement de prendre pouvoir sur les choses (que les pierres deviennent du pain), sur les hommes (la gloire des royaumes), finalement sur Dieu lui-même (il donnera ordre à ses anges). Comme l’évangéliste le souligne, toutes les formes que peut prendre la tentation aboutissent à ces trois idolâtries. Parfaite antithèse de la trilogie évangélique : pauvreté, chasteté, obéissance, triple invitation au détachement et au décentrement de soi-même, pour aimer sous le signe du don. 

Il y a donc une tentation originelle, qui à la fois se cache et se manifeste en toute tentation particulière. C’est le non amour. Le refus de donner, de se donner, qui est l’enfermement en soi-même, orgueilleux et stérile. Mais aussi refus de recevoir, de dire merci, de rendre grâce : ne rien devoir à personne. Tel fut le choix incompréhensible et vertigineux de Satan et de ses anges, en deçà du temps. Mais ce fut aussi le choix de l’homme et de la femme, à l’aube des temps. Vertige qui devrait nous saisir et nous faire fuir, chaque fois que nos « petites tentations » nous emportent[1] un peu plus loin dans la grande tristesse de ne pas être des saints. Avec le Christ dire Non au Tentateur, cela nous prépare à l’ultime réponse à l’ultime tentation. Elle décidera de notre éternité. Pour le meilleur ou pour le pire.

Famille Chrétienne, 9 mars 2019 

[1] C’est le verbe utilisé dans la sixième demande du Pater.