copacabanaAujourd’hui Jésus nous fait un cours de mathématiques… à sa façon. Lui qui avec 5 pains et 2 poissons a nourri 5000 hommes (sans compter les femmes et les enfants) il a un faible pour les multiplications. L’évangile nous en donne deux exemples.

Le premier calcul, c’est celui de savoir combien de fois il faut pardonner. Jusqu’à 7 fois, demande Simon Pierre ? car si quelqu'un me fait du tort une fois ou deux ce n’est pas trop difficile, mais 3 ou 4 ça commence à bien faire, 5 ou 6 quand même il ne faut pas exagérer, et 7 c’est la limite, je vais craquer ! Réponse : je ne te dis pas 7 fois, mais 70 X 7 fois ! Cela fait combien ?

Jésus, qui nous connaît, sait que nous pouvons être 500 fois, 1000 fois blessé, exploité, trahi, mal aimé ou tout simplement déçu… Sans oublier la réciproque : nous manquons d’amour, nous manquons à l’amour tant et tant de fois ! Nous avons beaucoup de choses à pardonner, mais beaucoup aussi à nous faire pardonner, plus que nous ne pensons car nous péchons beaucoup par omission, par absence, par silence. D’ailleurs nous sommes en général plus lucides sur les fautes des autres que sur les nôtres, nous enlevons la paille qu’ils ont dans l’œil sans voir la poutre qui est dans le nôtre.

Jésus complète cet enseignement donné à Pierre par une parabole adressée à tous. C’est encore un calcul. Le serviteur doit 10 000 talents. Le talent est une unité de poids, d’or ou d’argent. Dans la parabole des talents, justement, le maître répartit toute sa fortune entre trois serviteurs : 5 + 2 + 1 = 8 talents. 10 000 est donc un chiffre énorme, et « Je te rembourserai tout » est une promesse intenable. Les traductions donnent l’équivalent en deniers (pièces d’argent) : 60 millions ; sachant que le salaire des ouvriers est de 1 denier par jour (même pour ceux de la onzième heure) si on compte 300 jours de travail par an (sans le sabbat et les fêtes) il faudrait travailler 200 000 ans pour rembourser !

Quelle est donc cette dette insolvable ? C’est le péché. Pour nous le péché est un détail, ce n’est pas bien mais ce n’est pas grave, cela ne nous empêche pas de dormir. Mais pour Dieu c’est une immense douleur : la douleur de la croix. Pourquoi ? Parce que l’Amour infini est infiniment donné et infiniment refusé. Saint François d’Assise allait de ville en ville en pleurant : « l’Amour n’est pas aimé ! » Parce que vous n’avez pas compris, pas expérimenté ce mystère obscur du péché, vous ne vous confessez qu’une fois ou deux par an, et encore… en disant quelques peccadilles et en passant à côté du vrai combat spirituel.

Et la réponse de l’Amour blessé, crucifié, ce n’est pas la colère, le châtiment, l’endurcissement, la vengeance, ou l’indifférence, ou encore le rejet (tous pourris, qu’ils aillent au diable !). La réponse divine c’est le pardon c’est-à-dire la remise de la dette ; non pas tu vas me le payer mais je t’en fais cadeau. Comme Jésus sur la croix : Père pardonne-leur, avec un mot qui signifie « libère-les de ce fardeau », remets leur dette. Comme dit saint Paul notre sentence de condamnation a été clouée sur la croix avec le Christ et elle est abolie. C’est le vocabulaire typiquement chrétien de la rémission des péchés, en particulier au cœur du Notre Père, qui dit littéralement remets-nous nos dettes comme (puisque) nous aussi nous remettons à nos débiteurs (et non : nous pardonnons aussi).

En effet, si je suis miséricordié comment ne pas être miséricordieux ? C’est ce que dit la suite de la parabole. À peine libéré de sa dette immense, le serviteur étrangle son compagnon pour 100 pièces d’argent : trois mois de salaire, ce n’est pas rien, mais c’est si peu en comparaison ; en plus le débiteur ne demande pas qu’on annule sa dette, mais qu’on lui donne du temps pour la régler. Mais l’autre est impitoyable. Tout tout de suite !

Attention ! Cette parabole et tous les appels au pardon qui viennent du Christ et de ses apôtres ne signifient pas qu’il ne faut pas lutter contre le mal dans le monde (en commençant par le mal qui est dans notre propre cœur). Pensez à la prière franciscaine : là où est l’erreur mettre la vérité, là où est la guerre mettre la paix, là où est la désolation mettre la consolation etc. Oui il y a des mensonges insupportables, des injustices intolérables, des situations inacceptables. Les catholiques ne sont pas des gens gentils qui laissent dire, qui laissent faire, à la limite qui sont complices. Jésus lui-même, ami des pécheurs, a horreur du péché. Pardonner n’est pas dire « ce n’est rien ». Au contraire : c’est grave, et c’est bien pourquoi je te pardonne ; sinon le pardon serait inutile.

En résumé, à travers cette arithmétique étonnante et ces chiffres démesurés, Jésus veut nous faire sentir que nous baignons dans un déluge de miséricorde. Notre existence et l’existence de l’univers sont déjà une miséricorde, un cadeau immérité, une grâce. Et notre re-création par le pardon, notre arrachement aux ténèbres et à la mort, notre rattachement au Ressuscité est une miséricorde redoublée, encore plus étonnante, je dirais vertigineuse. Si bien que pardonner à notre tour, même si c’est parfois difficile, n’est pas d’abord un effort héroïque mais un consentement intérieur à la grâce. C’est la miséricorde qui coule avec l’eau et le sang du côté du Crucifié, et qui passe de son Cœur dans mon cœur. Ainsi, à travers moi, à travers toi, cette eau claire et pure continue de laver le monde et de convertir les cœurs.